jeudi 1 novembre 2012

LE VILLAGE NÈGRE : EXTRAIT 5




Au cinéma Modern
 
Situé au centre ville, rue Thiers, le cinéma Modern s’intégrait à la vie thaonnaise comme la grande messe du dimanche ou le match de foot au stade Armand Lederlin. On y projetait, comme au Rex, un nouveau film par semaine, annoncé longtemps à l’avance par d’immenses affiches parfois aguichantes et par les commentaires souvent sévères des annonces paroissiales scotchées un peu plus loin.
Les films à grand succès faisaient salle comble, les places étaient alors numérotées et Madame Lacombe ouvrait la location le dimanche matin à partir de 10 heures, sur le côté du bâtiment. Les places coûtaient 80 F devant et sur les strapontins, 90 F à l’arrière et 100 F au balcon.
Le hall d’entrée était exigu et les relations se resserraient. Les jeunes militaires non accompagnés cherchaient le regard d’une possible conquête. On sortait d’un " paquet de troupe " une dernière gauloise. On passait une nouvelle fois aux toilettes, on ne sait jamais, puis on poirotait devant l’entrée de la salle, bloqué par le père Lacombe, à l’affût d’une clope encore allumée, avant d’être pris en charge par une ouvreuse, dans un deux-pièces noir au décolleté provoquant, la main prête à recevoir un pourboire de quelques francs.
La séance commençait par un documentaire souvent barbant du genre expédition au pôle Nord ou la vie des mammifères marins en Antarctique. C’est le coq de chez " Pathé " qui réveillait tout le monde pour annoncer les " Actualités " Une voix nasillarde décrivait la sortie du dernier conseil des ministres, l’inauguration d’un pont suspendu par le président Coty, un défilé de mode " Christian Dior " pour le prochain printemps et la victoire d’Alain Mimoun dans le marathon des Jeux Olympiques de Melbourne. Par contre les évènements en Algérie étaient écourtés.
Après la présentation du film de la semaine suivante, un petit bonhomme, " Jean Mineur Publicité ", lançait sa pioche en plein milieu de la cible " Balzac 00001 ", ce qui déclenchait une succession de clips publicitaires.
Attendu depuis longtemps, " Moulinex " libérait enfin la femme, tout comme la " Cocotte Minute " qui cuisait en quelques tours de soupape les légumes frais. La femme n’avait plus de soucis grâce au " Frigidaire " qui conservait les denrées périssables pendant plusieurs jours. Elle pouvait se faire une beauté, seule, puisque le nouveau sèche-cheveux " Philips " était arrivé tout comme le " Rouge baiser ", " Colgate ", " Roja Flor ", " Billot-Dop " en berlingot et les invisibles bas " nylon ".
Les réclames* annonçaient l’entracte et provoquaient un sérieux remue-ménage un peu partout. Au mélodieux " bonbons, caramels, esquimaux, chocolat ", le fond de la salle répondait en chœur " sucez les mamelles de Lollo…brigida ". C’était le fou-rire général.
            A l’entracte, l’ouvreuse, tenant un panier vichy rose, au niveau du nombril, vantait les saveurs des caramels mous, des bonbons à la menthe, des " Miko " qu’il fallait engloutir rapidement au risque de les voir dégouliner entre les mains, des esquimaux à la cerise confite avec un peu de kirsch à l’intérieur et des barres au chocolat noisette. La vente avait lieu aussi dans le hall, près du bar, où l’on buvait des boissons non alcoolisées : Pschitt orange ou citron, Vérigoud Soda et menthe Riqlès.
Les connaisseurs se précipitaient au " bar espagnol ", à une centaine de mètres, pour s’envoyer une pression ou siroter un rouge lim.
Quelques militaires avaient dragué sec pendant le documentaire et s’apprêtaient à conclure dès le début du grand film. On fumait une dernière cibiche*, on s’enfilait deux barres d’Hollywood chewing-gum à la chlorophylle pour avoir bonne haleine, on passait une dernière fois aux toilettes question d’hygiène, un dernier coup de peigne sur des cheveux encore gominés et on s’installait confortablement dans des fauteuils rouge carmin assortis aux lourds rideaux de la scène. Au fond de la salle, il fallait éviter, lorsqu’on avait le choix, de s’asseoir à la limite du balcon, car il y tombait des chewing-gums mâchouillés, des restes de cacahuètes et parfois des crachats en bave lente et verticale.
Avant le grand film il y avait souvent une attraction, qui n’intéressait que peu de monde : un prestidigitateur, un équilibriste ou un illusionniste s’évertuant à endormir quelques volontaires sur la scène.
Une sonnerie annonçait la reprise de la séance. Les lumières de la salle s’éteignaient à petite dose. Le fils Lacombe, guettait les possibles resquilleurs et vérifiait une dernière fois l’absence de fumée de cigarettes. Les rideaux rouges s’écartaient lentement pendant que, dans un ronronnement caractéristique, deux faisceaux lumineux projetaient, sur le grand écran dévoilé, le lion rugissant de la Métro Goldwyn Mayer ; sa gueule béante introduisait la super-production en cinémascope et stéréophonie.
" Cecil B. De Mille présente … Charlton Heston … Yul Brinner … dans … Les 10 commandements ". C’était beau et il y avait du son partout.
Les retardataires du bar espagnol ou du pipi de dernière minute essayaient de retrouver leur siège dans l’obscurité.
- Pardon M’sieurs dames … S’cusez-moi … Et merde ! c’n'est pas ici, c’est d’vant … Pardon madame … 
- Assis, devant ! 
- La ferme !
- Et ta sœur ! 
- Laquelle ? … 
Le fils Lacombe, avec sa lampe de poche, remettait tout le monde au calme.
On se calait alors le mieux possible dans les fauteuils moelleux, les coudes prenant progressivement possession des accoudoirs que les voisins risquaient de s’approprier.
Au fond de la salle, des jeunes militaires tentaient une approche en effleurant la main de leur voisine et plus si affinité, pendant que, au loin devant eux, Moïse gravissait le Mont Sinaï.
Le film était long, on avait mal aux jambes, on les croisait, on les décroisait, impossible de les allonger par-devant. Ceux qui se retrouvaient, par manque de pot, sur les strapontins à bascule n’étaient pas des mieux lotis, ils ne pouvaient surtout pas se lever, le risque de se coincer quelques chose, par fermeture automatique, était trop important.
Au bout de deux heures, les buveurs de bière du bar espagnol serraient les jambes au maximum et finalement n’en pouvaient plus, même avec une bonne retenotte.*
- Pardon M’sieurs dames … S’cusez-moi … Pardon madame … 
- Assis, devant ! 
- La ferme !
Au balcon, c’était plus calme. Les amoureux avaient commencé depuis longtemps les choses sérieuses, l’homme devait rentabiliser la mise, c’est à dire le prix de deux entrées. Si par malheur, on était placé juste derrière, c’était le torticolis assuré.
A la sortie il y avait des yeux rouges, des yeux fatigués, des yeux hagards, les jeunes militaires remettaient leur col, rajustaient leur cravate, mine de rien, quelques corsages étaient reboutonnés " le lundi avec le dimanche "*, le garage à vélos était envahi et le bar espagnol retrouvait l’ambiance habituelle.

Extrait du livre 2 



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