jeudi 1 novembre 2012

LE VILLAGE NÈGRE : EXTRAIT 4




A l’occasion du Mercredi des Cendres  

 Le lendemain de Mardi Gras, la tradition religieuse se devait de nous rappeler que « notre corps est poussière et il retournera en poussière ». Une cérémonie (une de plus !) était organisée pour ce premier jour de carême à l’église St Brice à 11 heures. Avec une lettre des parents, nous étions dispensés d’école le matin, à partir de la récréation. Beaucoup profitaient de cette aubaine.
 Du « village nègre » il ne manquait juste que la Pépée, question de principe ! « Bec de poule », qui ne croyait ni en Dieu ni en Diable, avait réussi, ce jour là, un tour de passe-passe en écriture pour avoir l’autorisation du maître, assez perplexe sur la véracité du « mot » libérateur.
 On s’était donné rendez-vous avec les filles, rue Gohypré,  près de la petite coop et il restait une bonne demi-heure pour rejoindre l’église, pour à peine dix minutes de trajet. C’était un moment de liberté très apprécié. L’air frais de février nous envahissait, tout comme les odeurs et le son des bidons de lait, que les Berkrouber lavaient à grande eau.
Comme moi, Mimi avait mis ses chnobottes, car la neige, tombée la semaine précédente, persistait sur le bord de la route. Avec un manteau gris, un cache-nez et un béret rouge, elle était mignonne, ma petite copine.
 La descente sur les pavés, encore gelés, de la rue de la gare (avenue des fusillés), était toujours dangereuse, sauf pour « Bec de poule » qui, à hauteur de la côte du père Perrin, bifurquait par le pré enneigé et se mettait assis sur ce qu’il lui servait de sac d’école, pour dévaler la piste encore marquée des lugeurs du dimanche. Les habits trempés, les joues rouges et la nique au nez, mais tout heureux de son effet, il nous attendait, assis devant l’épicerie Balazot.
Attiré par l’odeur des beignets de carnaval qui sortait de la boulangerie Levrat, chacun faisait ses poches et la caisse commune nous permettait de partager deux gros escargots bien moelleux.
A travers la vitrine embuée de chez Jordan, on pouvait voir de magnifiques vélos bleus et rouges, des « Peugeot » avec des guidons retournés comme celui du Bébert Arnould, un des champions cyclistes thaonnais, mais aussi le bon-ami de la sœur de la Mimi.
Après un salut à Monsieur Arnold, le cordonnier, on traversait la rue. Un volontaire désigné d’office, c’est à dire Roger, était chargé de quémander chez Ménil, les derniers buvards publicitaires « ça va seul ». Tous groupés devant la droguerie, les échanges se faisaient souvent contre des billes. Pour participer aux transactions, « Bec de poule » sortait alors de son sac, des douilles de balles de 20 mm, récupérées sur le « Champ de tir ». Comme personne n’en voulait, il lançait ses jurons habituels. En guise de réponse les cloches de l’église, nous signifiaient qu’il nous restait dix minutes de liberté.
A hauteur de la boucherie Merlin, on traversait à nouveau la rue, peut-être pour éviter la gendarmerie, qui faisait face à l’ancien café de « la femme à barbe ». Mimi me prenait alors la main jusque devant la bijouterie Demangeat, où elle avait déjà choisi la montre qu’elle aurait en cadeau le jour de la communion solennelle … dans deux ans !
Dans la cour de « l’école des filles du centre » il n’y avait pas un chat. Seules, les lumières, dans les salles de classe du haut, nous rappelaient que les petites copines du centre ville devaient sécher sur les tables de multiplication ou sur l’imparfait de l’indicatif.
Juste après l’épicerie Jacoberger, la vitrine de chez Nonni nous attirait toujours autant avec ses coquillages à la fraise, ses boîtes de coco et ses bâtons de guimauve serrés dans de gros bocaux en verre. N’ayant plus d’argent, nous passions outre.
La boulangerie Hayotte était pleine, comme d’habitude. Madame Hayotte était alsacienne et la rumeur disait que, pour abriter une statue, elle avait fait « une petite crotte au fond du chardin ». C’est donc avec un fou rire général que nous abordions le parvis de l’église. Dix heures venaient de sonner.
 Le comité d’accueil était là: les sœurs bernadettes au grand complet. « Dieu soit béni mes enfants ! vous êtes en retard ». « Dieu soit béni ma sœur ! pas d’not’ faute, le maître nous a lâchés trop tard ». « Les filles à gauche, les garçons à droite ! ».
 Au bord de l’allée, j’étais très bien placé. A quelques mètres, coté filles, les « Boussac » étaient là. La petite brune cheveux courts, qui avait croisé mon regard le dimanche précédent, se retournait furtivement. Mon cœur battait plus fort. Elle avait des bottines noires et vernies, un duffel-coat boutonné avec des petits tonneaux en bois, son bonnet rouge et noir faisait ressortir son visage plein de mystères. Comment s’appelait-elle ? Où habitait-elle ?
 Alors que nos chants montaient au ciel, moi, je restais sur mon nuage. Après quelques locutions latines, la cérémonie devenait plus physique avec une procession et un passage au « cendrier ». C’est le curé Roussel qui apposait sur notre front la marque de notre humilité.
 La sortie de l’église était réglementée, comme d’habitude ! Les filles d’abord, les garçons ensuite. Impossible de croiser encore une fois le regard de ma petite sirène.
 Un peu mélancolique, sur le chemin du retour, je rattrapais les copains et les copines du « village nègre » … et la Mimi.
 Avec notre tache au front nous avions l’air de petits indiens et nous éclations de rire.
 « Bec de poule » était là aussi. Pendant la cérémonie il avait rejoint son frère, le « Pampoine », au bar espagnol. Avec un stylo bille, il s’était fait  une tache au front, mais le stylo était rouge. 

Extrait du livre  1





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