jeudi 1 novembre 2012

LE VILLAGE NÈGRE : EXTRAIT 11




Le Bar Espagnol
 
Tous les quartiers de Thaon avaient fait du « bar espagnol » un lieu, un instant commun, une parenthèse dans l’activité intense d’une ville ouvrière où le chômage n’existait pas.
Les « Llado » avaient donné à leur établissement la réputation d’un bistrot populaire aux prix les plus bas.
          Le « bar espagnol » vivait au rythme de Thaon.
Le jour de marché, de neuf heures à midi, il ne désemplissait pas. C’était un passage obligé : un p’tit jus en descendant, une pression ou un rouge-lim avant de remonter.
          
Chaque soir, à partir de cinq heures et demi, l’animation devenait intense. Quelques minutes après le gueulard de la BTT, les premiers cyclistes apparaissaient au bout de la rue d’Alsace, les pédaliers grinçaient, les freins couinaient et les vélos s’entassaient debout ou couchés, occupant aussi le trottoir d’en face, le long de la pharmacie Stumpf, débordant même sur les pavés de la route nationale. Le trafic de la RN 57, reliant Metz à Lausanne, connaissait sa plus grosse perturbation au niveau du « bar espagnol », mais aucune disposition n’était prise par la police municipale, occupée à verbaliser un peu plus haut, au « raccordement ». Et que dire le jour de la paie de la première ou de la deuxième quinzaine ! Le temps passé au bistrot et la petite monnaie sortie de l’enveloppe contenant le prix de quinze jours de labeur étaient toujours plus ou moins pardonnés au retour à la maison. La mère de famille, qui généralement en matière financière portait la culotte*, était bien plus préoccupée par la vérification du bulletin de paie.
          Au « bar espagnol » on entrait et on sortait plus facilement qu’à l’église. Les grandes tables rectangulaires étaient alignées et accolées les unes aux autres. Les fumées épaisses des cigarettes, en circonvolutions bleutées, ne pouvaient s’échapper que par quelques courants d’air. Les jours d’affluence on y voyait goutte. Sous la baie vitrée, il y avait un étal de produits frais. Une balance roberval émergeait au milieu des fruits de saison. Les cacahuètes y étaient vendues au détail.   
Autour du zinc, chacun venait aux nouvelles avec ou sans journal, certains commentaient les résultats de l’E.S.T., « …qu’une bande de faignants… », d’autres analysaient l’arrivée du Tour de France affichée derrière le comptoir, le Lorrain Gilbert Bauvin avait gagné à Bayonne et avait pris la deuxième place au classement général, tout le monde trinquait à la santé du voisin de comptoir qui remettait aussitôt une nouvelle tournée. La mousse des demis ou des bocks de bière se répandait abondamment sur le zinc en se mélangeant aux trop-pleins des canons* de rouge ou de blanc sec. D’un geste éclair, un coup de torchon, couleur serpillière, asséchait provisoirement le comptoir, laissant juste une odeur de délavé et de vinasse.
En août, la fermeture du « bar espagnol » correspondait exactement aux congés annuels de la BTT. La ville s’endormait alors pour quinze jours, jusqu’à la fête patronale.
A chaque grande manifestation on faisait appel à la musique de Thaon, héritière de la fanfare de la BTT. Les musiciens de monsieur Estivalet, se retrouvaient presque toujours au « bar espagnol » pour un après concert. La bière et le vin rouge coulaient à flot. Le son des clarinettes, des saxos et surtout des clairons devenait de plus en plus disgracieux. Avec maman, j’attendais que mon père, un peu pompette, range son cor de chasse, « allez ! on y va Marcel » … « j’arrive mon chou », mais son canon* était intarissable. Ma mère avait énormément de patience. Le retour à pieds au « village nègre » était souvent instable, mon père s’appuyant sur son vélo penché à soixante degrés, râminait* sur tout le monde et maman répétait : « Tais-toi donc Marcel ! »
 
Extrait du livre 1 « le village nègre »



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2 commentaires:

  1. bonjour,
    quel plaisir de vous lire ! je suis la petite fille de Francisco LLADO qui a tenu le bar espagnol si longtemps à son arrivée en France... merci de votre témoignage touchant. Je me souviens de ce lieu avec nostalgie et émotion. Etant enfant, j'aimais déambuler au coeur de cet établissement toujours visité par de nombreux clients. Je me faufilais pour accéder aux fameuses et inégalables cacahuètes dont vous parlez ! merci encore.

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  2. Le bar espagnol était la référence ouvrière de notre patrimoine.
    Les nouveaux propriétaires ont gardé une partie de ce symbole, de larges photos d'antan décorent la partie basse du bar rénové. La petite épicerie est toujours là et on y boit son p'tit noir pour 1 euro, le café le moins cher de toutes les Vosges et bien au delà.

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